Le 28 avril dernier, la Vuelta a annoncé l’organisation d’une course en Chine. Le Desafío Beijing by La Vuelta se déroulera sur les 17 et 18 juin prochains. Dans son communiqué, l’organisation insiste sur le caractère exceptionnel de cette première délocalisation en Asie. Avec plusieurs formats de courses et pratiques du vélo, la Vuelta souhaite toucher toutes les classes de la population. Ce développement en Asie n’est pas anodin puisque c’est le continent le plus peuplé. Mais pour quelles raisons le cyclisme asiatique paraît tant en décalage avec l’Europe ?
L’Asie colonisée : un frein pour le cyclisme
En Europe ou dans les autres régions du monde, nous avons pu voir que dès son arrivée, le vélo remporte un important succès. Mais l’Asie échappe à cette dynamique. Le problème réside dans la perception qu’ont les Asiatiques du vélo. En Occident, cette innovation est perçue comme un moyen de progrès. En Asie, la petite reine incarnait plus un nouvel outil de l’impérialisme occidental. Son introduction dans les pays du Sud-Est du continent était ressentie par la population comme une injonction à changer leur mode de vie. En Chine, d’importants soulèvements populaires se sont créés pour interdire le vélo du pays. Encore aujourd’hui, l’Occident est la région motrice dans le développement du cyclisme. Les nombreuses courses organisées en Europe en sont le symbole.
Le Japon, pays souverain, a lui-aussi accueilli plutôt froidement l’arrivée du vélo, mais pour d’autres raisons. Le ressentiment à l’égard de l’Occident et de la modernité n’était pas aussi profond. Avant l’aube du XXe siècle, le Japon possédait déjà sa propre industrie cycliste prospère. Cette industrie exportait ses produits vers les pays étrangers. Mais la bicyclette devait encore surmonter d’autres obstacles pour se frayer un chemin dans le cœur des gens. Au départ, les bicyclettes sont considérées comme un objet de luxe destiné aux personnes aisées. Les classes pauvres n’ont pas d’argent à dépenser, surtout pas pour un drôle d’objet à deux roues.
Le cyclisme asiatique dans la première moitié du XXème siècle a donc beaucoup de mal à exister, quel que soit le pays. Les armées coloniales britanniques en sont le premier relais. L’Empire britannique contrôle alors une part importante du Sud-Est du continent (Inde, Birmanie, Malaisie, …). Et dans un premier temps, sa pratique est ‘‘réservée’’ aux Européens. Les gouvernements en place décrètent même des taxes sur l’utilisation des vélos. Et la police veillait au respect de la loi ! En Malaise, des archives attestent de l’organisation de courses cyclistes avant 1938. Mais elles sont organisées par et pour les soldats britanniques sur place.
Dans le courant de décolonisation post-Seconde Guerre mondiale, le vélo garde cette identité occidentale. Mais avec les années, les Asiatiques parviennent toutefois à se l’approprier. Ils retournent même sa pratique contre ceux qui l’ont amené. Lors de la guerre du Vietnam (1955-1975), les vélos ont été mis à contribution. La population locale les utilisait pour transporter du matériel militaire et des bombes contre les Occidentaux. Quand nous regardons un vélo, nous ne nous rendons pas forcément compte de tout ce qu’il représente. Et que l’on soit en France ou en Chine, nous n’avons pas le même rapport à la machine. En Asie, il revêt donc tout particulièrement le rôle de représentation d’une culture et d’un savoir-vivre. Le vélo fut à ses débuts miroir de l’Occident.
L’essor des fédérations en Asie
Le développement de la pratique sportive du vélo se fait en parallèle de l’indépendance des pays d’Asie. Dès la fin des années 1930, les premières fédérations apparaissent. Elles s’affranchissent du contrôle des pays colonisateurs. Pour un pays, une participation à une course étrangère sous les couleurs nationales et non plus de l’Empire britannique qui le colonisait est un marqueur fort. Les instances dirigeantes vont chercher à multiplier ces signes puissants d’autonomies. Mais c’est réellement après la 2nde Guerre mondiale que les premières vraies courses apparaissent. A travers l’histoire de trois fédérations nationales (Malaisie, Inde et Indonésie), nous allons essayer de comprendre comment s’est professionnalisé le cyclisme asiatique, dans le contexte de décolonisation.
En 1938, les premiers clubs de cyclisme malaisiens voient le jour. L’Etat de Selangor (situé sur la côte Ouest) abrite ainsi les ‘‘Rough Riders’’ ou les ‘‘Agas Wheelers’’. Peu à peu, les 12 autres Etats malaisiens constituent leurs propres équipes. En 1947, la Malaisie voit sa première course de renom apparaitre. Elle relie Kuala Lumpur, la capitale, à Ipoh. La piste est aussi un format très apprécié par les Malaisiens à ces dates-là. Mais le besoin d’autonomie politique se fait ressentir. En 1953, La Malaysian National Cycling Federation voit ainsi le jour. Le 31 août 1957, Tunku Abdul Rahman proclame l’indépendance du pays vis-à-vis des Britanniques. Pour fêter ça, il organise deux courses internationales de cyclisme ; sur route et sur piste (en herbe). Dès lors, les cyclistes malaisiens peuvent prendre leur envol.
L’Indonésie, ancienne colonie néerlandaise, est indépendante depuis le 17 août 1945. Mais la fédération cycliste a mis plus de temps à voir le jour. La raison réside sans doute dans le fait qu’il n’y a pas ce soutien institutionnel comme ont pu le faire les Etats malaisiens. Des courses cyclistes sont attestées bien avant la Seconde Guerre mondiale. Les coureurs sont financés par de grandes entreprises étrangères comme Triumph. Le développement des courses cyclistes est assez rentable. Et une ville s’impose comme la référence nationale : Semarang. Un vélodrome y est notamment construit par des architectes néerlandais alors que le pays est encore une colonie. Des initiatives individuelles permettent de structurer la pratique sportive du cyclisme. Le vélo remporte même une importante popularité. Mais il faut attendre 1957 pour que l’Indonesian Cycling Federation apparaisse.
A l’inverse de ces deux fédérations où le cyclisme se fait dans une presque totale indépendance vis-à-vis du pays colonisateur, l’Inde s’appuie totalement dessus. Dans les années 1930, l’Indian Cycling intègre l’Union nationale des cyclistes d’Angleterre. Cette institution regroupe des coureurs issus de tout l’Empire britannique pour leur permettre de se confronter, notamment lors des Jeux de l’Empire britannique. En 1946, la Cycling Federation of India voit le jour. Alors que l’indépendance de l’Inde n’est proclamée qu’en 1947, le pays peut quand même envoyer des coureurs sous ses couleurs. Ils intègrent l’UCI la même année. Et ils participent aux Championnats du monde 1946 de Zurich (Suisse). L’épreuve professionnelle est remportée par le Suisse Hans Knecht. Précurseurs avec leur fédération, les Indiens vont être les moteurs du cyclisme professionnel en Asie.
En 1951, les premiers Jeux asiatiques ont lieu. Ils sont organisés par l’Inde à New Delhi, sa capitale. Les participants se défient dans sept sports, parmi lesquels le cyclisme. La discipline a donc trouvé ses adeptes en Asie ! Les Japonais trustent les médailles d’or mais les cyclistes indiens finissent très souvent sur le podium. Le cyclisme asiatique vit ses premières heures. En 1962, pour intensifier les initiatives de structuration du cyclisme sur continent, une instance internationale est créée. Le président de la fédération indienne en prend la première présidence. Aujourd’hui, l’Asian Cycling Confederation est composée des 41 fédérations nationales de cyclisme, allant de l’Extrême-Orient au Moyen-Orient.
Une professionnalisation sous surveillance de l’Europe
Avec toute cette histoire, les pays d’Asie ont donc cherché à s’auto-professionnaliser. La grande étendue géographique leur permet d’avoir des parcours d’entrainements plus variés les uns que les autres. La forte population présente (plus de 4,5 milliards d’habitants en 2021) laisserait à penser que le futur vainqueur du Tour de France se situe en Asie centrale ou du sud-est. Mais malgré ces deux facteurs, les coureurs asiatiques peinent à s’imposer au niveau World Tour. Méconnu pour la majorité des suiveurs européens, le cyclisme asiatique suscite peu d’intérêts en France. Mais de plus en plus de projets ambitieux veulent mélanger l’expérience occidentale aux opportunités asiatiques. Nous assistons à un mélange des genres qui permet au cyclisme en Asie de considérablement progresser.
Les pays d’Asie intensifient leur développement sportif pour briller sur la scène internationale, quelque soit le sport. Et le cyclisme n’échappe pas à la règle. Il est de plus en plus courant de voir des anciens cyclistes professionnels se reconvertir en conseiller spécial des équipes d’Asie. En 2011, Frédéric Magné est recruté par la fédération cycliste de Corée du Sud pour hausser le niveau de l’équipe nationale. Les ambitions des dirigeants sont claires : « Nous renforcerons également nos liens avec l’Union cycliste internationale (UCI) pour élever le cyclisme coréen au niveau mondial ». Et qui de mieux qu’un septuple champion du monde (Quatre fois en tandem et trois fois en keirin) ? Il a aussi l’expérience des grands évènements car a disputé à quatre reprises les Jeux Olympiques. Aujourd’hui, il est conseiller de la Fédération Indonésienne de Cyclisme.
Mais la collaboration ne se réduit pas à des allers simples pour l’Asie. Des coureurs bénéficient aussi d’aides pour venir s’entraîner et courir en Europe. Les conditions de courses ne peuvent s’exporter. Franck Morelle, 3ème du championnat de France de cyclisme sur route 1997, est à l’origine d’un camp d’entrainement en France pour de jeunes Asiatiques. Avec l’aide de Shinishi Fukushima, vainqueur du Tour du Japon 2004, ils offrent une opportunité de voyage à une dizaine d’Asiatiques. Pendant deux mois, ils bénéficient de conditions optimales pour progresser. Originaires de Malaisie, du Japon, d’Hong Kong, ou encore de Taïwan, ils viennent ici pour performer mais surtout engranger de l’expérience. Et une fois de retour chez eux, ils répandent tout ce qu’ils ont pu apprendre. Pour le moment, le décalage de niveau ne leur permet pas de réellement briller mais l’envie et la détermination de bien faire sont présentes.
Des initiatives existent aussi, en indépendance avec l’Europe. Il ne faut pas non plus penser que le cyclisme asiatique est sous perfusion. En avance dans la maitrise des nouvelles technologies, ils les concilient avec le cyclisme. Tous les ans se tiennent ainsi les Championnats d’Asie d’e-cyclisme. Sur WhiizU, l’équivalent taïwanais de Zwift, plus de 90 coureurs du monde entier se sont disputés la gagne en 2022. Ce type d’évènements attire des grands noms tel que le Néo-zélandais Michael Vink, actuellement chez UAE. Et quand on sait que certains coureurs du peloton professionnel, comme Jay Vine, se sont fait repérer via le cyclisme virtuel, on peut penser que l’Asie est peut-être sur la bonne voie de développement.
Le rapport chinois au vélo
On ne peut pas faire un (bref) tour d’horizon du cyclisme en Asie centrale et du sud-est sans s’attarder sur le cas de la Chine. Dans les relations internationales, l’Empire du milieu est un acteur complexe. Et sa politique cycliste n’est pas non-plus la plus évidente à comprendre. Sous le pouvoir de Mao Zedong, de 1949 jusqu’à sa mort en 1976, le vélo était un fier symbole du prolétariat. Au milieu des réformes économiques du chef suprême Deng Xiaoping (1978-1989), c’était un signe de progrès financier. Mais au cours des années 2000, le vélo tombe en désuétude. La Chine devient le royaume de l’automobile, avec plus de 300 millions de véhicules immatriculés. La ville de Dalian se revendique même comme une « ville sans vélo ». La Chine ne partage pas du tout cette culture vélo, comme on a pu le voir précédemment avec d’autres pays d’Asie ou le Rwanda.
Des projets pharaoniques sont construits régulièrement dans les villes chinoises pour stopper ce raz-de-marée automobile. Mais l’inversion des courbes risque de prendre du temps. Dans les années 90, il est recensé plus de 670 millions propriétaires de vélos. Ce chiffre est tombé à 120 millions en 2017. Cette perte de la culture populaire du vélo a forcément une influence sur sa pratique sportive et le côté professionnel de la discipline. En parallèle des aménagements urbains (pistes cyclables, …) et d’un soutien considérable à l’industrie du vélo, les dirigeants chinois ont conscience que pour retrouver la pratique du vélo, il est indispensable de performer dans la discipline. De plus en plus d’aides publiques visent à intensifier la pratique sportive.
Les courses et le cyclotourisme sont ainsi de plus en plus fréquents, notamment grâce au soutien du secteur public. Zhang Yong, le fondateur de 51bike.com, une plateforme de médias sociaux pour les passionnés de cyclisme, constate depuis quelques années une hausse des inscriptions à ce type d’évènements. La région du Yangtsé (à l’Ouest du pays) accueille de nombreuses courses cyclistes nationales et internationales. Organiser ces évènements revêt aussi toute une dimension touristique et financière. En devenant le centre chinois du cyclisme, le Yangtsé s’assure un coup de projecteur à faible coût. Mais pour ce qui est d’atteindre le top niveau mondial, les autorités chinoises ont du mal à trouver les outils de la réussite.
Les grands tours vont aller chercher le public chinois. La Chine compte 75 millions de cyclistes, dont 10 millions participent à des compétitions, selon les statistiques de 2015. Le nombre total a augmenté de 30 % par an à partir de 2016 et devrait atteindre plus de 120 millions d’ici 2020. Les cyclistes viennent principalement des grandes villes et des provinces de l’Est, comme Pékin, Shanghai et la province de Zhejiang. Ils sont âgés de 20 à 25 ans et ont un niveau d’éducation et de rémunération élevé. Des critériums sont ainsi organisés en Chine pour délocaliser les marques « Tour de France », « Vuelta » et « Giro » et fédérer la population autour de ces grandes épreuves. Les épreuves cyclistes constituent un bon début pour combiner le sport, le tourisme et le marketing.
Depuis le début des années 2000, la Chine construit un calendrier cycliste professionnel pour l’Asie. Ils ont mis en place un certain nombre de courses par étapes. Jonas Vingegaard, Fausto Masnada ou encore Gïno Mader ont ainsi fait leurs armes dans l’Empire du milieu avant de briller en Europe. Vingegaard a terminé sur le podium du Tour de Chine I en 2016. Aujourd’hui, le Tour du Lac Qinghai est la course chinoise la plus renommée. L’équipe China Glory Cycling porte quant à elle les couleurs du pays dans les courses. On y retrouve le coureur français Lucas de Rossi (chez Delko entre 2016 et 2021) ou encore Amaël Moinard dans l’encadrement. L’équipe court actuellement en troisième division. Mais pour le moment, toutes ces initiatives bénéficient d’un rayonnement assez réduit. La Chine ne parvient pas à briller au-delà de l’Asie.
Astana, l’exception asiatique
Parmi tous les pays d’Asie centrale et du sud-est, seul un est parvenu à s’imposer durablement. Le Kazakhstan est présent sur les plus grandes épreuves à travers son équipe Astana – Qazaqstan. Astana est la capitale du pays. Lancée en 2007, l’équipe est la première à se rattacher à un pays. Aujourd’hui, ce phénomène est plus courant : UAE, Israël, Bahrain, … Le cyclisme s’est imposé comme un outil de soft power indispensable pour les dirigeants Kazakhstanais. Peu d’entre-nous savent placer le Kazakhstan sur une carte mais nous connaissons tous les couleurs du drapeau. Le bleu et le jaune sont aussi les couleurs du maillot de l’équipe cycliste.
55% de la production du pays est liée au pétrole. Mais en 2007 se fait ressentir le besoin d’exister sur la scène internationale. Les dirigeants jettent leur dévolu sur une équipe cycliste. Le cyclisme est un sport qui coute peu cher mais qui permet de ramener beaucoup. Par exemple, le Tour de France s’étend sur trois semaines mais à une audience globalisée de 3,5 milliards de téléspectateurs dans 190 pays. Et les Kazakhstanais en ont conscience. Ce choix n’est pas lié au hasard. Au-delà d’un enjeu économique, les retombées sont aussi politiques, sociales ou touristiques. Le Kazakhstan est sorti de l’anonymat, dans lequel certains de ses voisins s’enfoncent. Le Kirghizstan est très rarement évoqué sur la scène internationale.
Le pays d’Asie s’est offert un coup de projecteur à très faible coût. World Team depuis 2017, l’équipe possédait un budget de 20 millions d’euros. Vélo futé a mené une enquête sur cette équipe. Ils ont interviewé Yesbossyn Smagulov, un politologue kazakhstanais spécialisé dans le sport. Il explique notamment que « le budget de l’équipe est inférieur à celui des équipes de football du Kazakhstan, mais le football local ne peut se targuer d’aucun succès international. En revanche, l’équipe cycliste d’Astana remporte chaque année des victoires dans les compétitions les plus prestigieuses ». Avec cet investissement, le Kazakhstan a réalisé un des meilleurs coups diplomatiques de l’Asie centrale des dernières années.
Le cyclisme en Asie connait donc une trajectoire assez similaire pour tous les pays du Sud-Est et du Centre. Au début du XXème siècle, le vélo est amené dans ces contrées lointaines par les Occidentaux qui colonisent ces territoires. Dans les années qui suivent la 2nde Guerre mondiale et le contexte de décolonisation, les fédérations apparaissent. Elles permettent de structurer la pratique sportive du vélo. Et depuis, les Asiatiques ont du mal à égaler les Européens mais les initiatives ne manquent pas. Seul le Kazakhstan a réussi à s’élever au niveau international. Mais tous les autres pays restent globalement enfermés dans un rayonnement régional, limité à l’Asie.