« Si je reviens au départ des plus grandes courses, ce sera une grande victoire pour l’Amérique Latine ». Dans une interview accordée à Cyclingnews, Nairo Quintana est toujours aussi déterminé à courir en Europe malgré son absence de contrat. Cette pugnacité est partagée par tous les cyclistes colombiens. La Colombie est minée par la violence, la drogue et le contrôle des cartels. Le cyclisme offre des espoirs d’avenir meilleur, et leur réussite n’est que le fruit d’un courage personnel.
Le cyclisme malgré les guerres civiles en Colombie
Dès 1898, des courses sont organisées à Bogota, la capitale du pays. Le contexte de violence conduit à l’annulation de dernières minutes de plusieurs épreuves. En 1899, la guerre des Mille jours éclate. Libéraux et conservateurs se déchirent. Entre 100 000 et 300 000 Colombiens perdent la vie, et une grave crise économique prend place. L’une des principales conséquences de cette guerre est l’indépendance du Panama en 1903. Malgré ces tensions, les courses du weekend à Bogota parviennent à entretenir la flamme naissante pour le cyclisme.
Fin de guerre ne signifie pas fin des tensions. Cependant, il existe une baisse significative des violences. Les relations internationales du pays se normalisent. L’indépendance du Panama est officiellement reconnue en 1914. Les Etats-Unis versent 25 millions de dollars en compensation de leur rôle dans l’indépendance du Panama. Mais en 1948, la Colombie connaît une nouvelle page sombre de son histoire. La violencia débute le 9 avril 1948 avec l’assassinat de Jorge Eliecer Gaitan. Leader libéral, il est désapprouvé par les Conservateurs et même une partie des Libéraux. Jusqu’en 1960, 200 000 à 300 000 Colombiens sont tués dans le contexte de la guerre civile. C’est dans cette nouvelle vague de tensions que le cyclisme colombien connaît une étape importante de son développement.
Efrain Forero offre au cyclisme colombien ses premières belles pages ! Il naît en 1930 à Zipaquira, dans le département de Cundinamarca. Egan Bernal est lui aussi né dans ce département. Avec d’autres cyclistes, il songe à organiser une course cycliste à étapes, sur le modèle du Tour de France. Malheureusement, les entreprises ne sont pas assez convaincues pour sponsoriser le projet. De plus, la géographie du pays renforce leurs réticences, avec notamment la Cordillère des Andes. La chaine montagneuse est partagée par sept pays : Chili, Argentine, Bolivie, Pérou, Equateur, Venezuela et donc la Colombie. Ses forts reliefs persuadent les entreprises qu’il est impossible d’avoir plusieurs étapes dans le pays.
Forero veut les faire mentir. Pour cela, il réalise un tour de Colombie en solitaire. En 1950, il se lance avec son vélo à travers tout le pays pour soutenir son idée de tour de Colombie. La population regarde Forero comme un fou, sans savoir que dans quelques années ils vont l’acclamer en héros. Le journal El Tiempo est convaincu. Rentré de son périple, Forero se lance dans l’organisation du premier Tour de Colombie. 10 étapes sont au programme, disputées sur une période de 13 jours. Et le 5 janvier 1951, de Bogota, 35 sud-américains s’élancent. Là où 50 ans plus tôt se disputaient les premières courses du pays, le cyclisme colombien prend son envol.
La guerre semble avoir disparu. La course est au cœur de toutes les discussions. La foule se passionne pour le cyclisme. Sur le bord des routes, la population est présente en masse pour encourager ces précurseurs. A travers les 1 154 kilomètres de sentiers, de sable, de boue et de pierre, seulement cinq compétiteurs déclarent forfait. Les autres connaissent des pépins sans fin. Forero crève ainsi à six reprises. Mais il parvient à franchir la ligne d’arrivée de la dernière étape, à Bogota. Avec 5 heures et 34 minutes d’avance sur le deuxième, il est récompensé pour tous les efforts consentis dans la préparation de la compétition. Le peuple colombien tient en Efrain Forero sa première idole. Et la Colombie tient sa première compétition sportive d’ampleur. Loin des considérations politiques et sociales, le cyclisme devient une religion à part entière, et la ferveur n’a pas disparu depuis !
Le rêve colombien
L’engouement pour le cyclisme n’est qu’à ses débuts. Il faut désormais inscrire cette passion dans la durée. Pour la deuxième édition du Tour de Colombie, le champion olympique est sur la ligne de départ. Le Français José Beayert, titré en 1948, est séduit par la compétition. Mais sa présence en Colombie ne se limite pas aux quinze jours de compétitions. Comme il l’a expliqué lui-même : « je suis resté un mois de plus pour l’inauguration du vélodrome de Bogota, puis un autre mois… ». Le natif de Lens connaît un véritable coup de foudre pour le pays du café. Cyclisme et Colombie sont deux entités qui se marient bien.
José Beayert va finalement poser ses valises définitivement en Colombie. Il guide les cyclistes du pays dans leur mue vers le niveau international. Les jeunes Colombiens se mettent à rêver. Le rêve sportif leur permet de voyager, de croire à une vie meilleure. Le cyclisme est comme étranger dans un pays où violences et cartels rythment la vie. Et Beayert va s’en rendre compte, à ses dépens. Il coach les équipes nationales, mais la Colombie va aussi beaucoup lui apporter. Le Français se retrouve dans des affaires de trafics, d’assassinats, … mais revenons-en au cyclisme.
Un sport pour se développer doit aussi avoir un côté tragique. Il suffit d’attendre la troisième édition du Tour de Colombie pour faire rentrer un peu plus l’épreuve dans la légende. Tito Gallo, jeune espoir colombien, rencontre la mort en course. Dans la descente de l’alto de Minas, Gallo chute mortellement. La Colombie trouve ici le premier martyr du cyclisme. Sa mort renforce le côté dramatique du sport, mais l’engouement se voit aussi décuplé. Les Colombiens se sentent prêts à affronter les meilleurs coureurs de l’époque.
En 1953, la violencia continue de ravager le pays. Le très autoritaire président Laureano Gomez souhaite renforcer le sentiment nationaliste du pays. La victoire du Colombien Ramon Hoyos sur Beayert lors du Tour 1953 sert le plan politique de Gomez. Mais ce dernier vise encore plus loin. Les médias français s’intéressent au développement colombien, capable de battre un Français. Ils se mettent d’accord avec la Colombie pour permettre la participation de six Colombiens à la Route de France de la même année.
Le cyclisme se retrouve plongé au cœur de la politique du conservateur Gomez. Jacques Gilard a produit une longue recherche sur la dimension politique de cette aventure des cyclistes colombiens en France. Il explique notamment que la population adhère pleinement au projet. Mais les médias favorables au président doivent toutefois tempérer l’ardeur de la population. Sans pour autant se désunir du projet présidentiel, ils parlent de la « glorieuse incertitude du sport » pour amorcer un éventuel désastre des coureurs colombiens.
Mal préparés, les Colombiens subissent l’écart de niveau avec les coureurs européens. L’épopée nationale voulue par Laureano Gomez tourne au fiasco. Le rêve colombien est encore loin de la réalité. Partis pour conquérir l’Europe, les six émissaires se retrouvent finalement humiliés. Ils retournent au pays sans gloire. Le cyclisme colombien doit encore patienter avant de pouvoir rivaliser dans la planète cyclisme. Ramon Hoyos, le vainqueur de Beayert lors du Tour 1953, va faire franchir ce défi au cyclisme colombien.
Lors du Tour 1955, il remporte 12 des 18 étapes de la compétition. Il remporte consécutivement les Tours 1953, 1954, 1955 et 1956. Il rafle toutes les courses dont il prend le départ. La Colombie le considère comme son premier véritable « monstre » du cyclisme. Son aisance en montagne lui vaut le surnom de « scarabée de la montagne ». François Barbant rapporte plusieurs anecdotes liées à sa popularité. La nuit, ses supporters ne peuvent s’empêcher de chanter des sérénades à leur héros qui dort. Hoyos brille aussi au niveau sud-américain. Par exemple, il remporte la course en ligne des jeux panaméricains 1955 qui se déroulent à Mexico. Pendant ce temps, la violencia continue de faire rage.
Sortir de la misère nationale
Le cyclisme colombien poursuit tranquillement son développement au niveau national. Le Tour de Colombie permet d’ancrer la tradition du cyclisme au sein de la population. Les cyclistes doivent redoubler d’imagination pour concilier les compétitions mais aussi leur travail. Dans les années 1960, la Colombie diversifie son économie. La croissance industrielle s’accélère mais la population reste très pauvre. La culture du café et de la canne à sucre fait vivre des millions de travailleurs et leurs familles.
Dans cette décennie, un nouveau cycliste remporte l’adhésion de la foule. Martin Emilio Rodriguez, né à Medellin en 1942, signe 39 victoires d’étapes sur le Tour national. Ce record est encore en vigueur aujourd’hui. En parallèle de sa carrière sportive, Rodriguez, surnommé Cochise, continue de vendre des jeans. Et pour attirer la clientèle, il signe un autographe pour un pantalon acheté. Toutefois, cette double-vie ne le freine pas dans sa conquête du monde. Il remporte ainsi deux victoires d’étapes sur le Giro (1973 et 1975) et participe aussi au Tour de France 1975. Il termine cette édition à la 27ème place.
Mais le Colombien qui a le plus contribué au rayonnement du cyclisme colombien à travers le monde est Giovanni Jiménez. En 1965, il s’envole pour l’Europe afin d’aller chercher une victoire sur le vieux continent. Pendant six ans, il cumule les bonnes performances sans pour autant parvenir à lever les bras. Et le 22 juillet 1971, il lève les bras. La Colombie tient ici sa première victoire en Europe. L’échec de 1953 est bien lointain. Les 140 kilomètres du Grand Prix de Malines (Belgique) marquent la mue du cyclisme colombien. Jiménez roule alors sous les couleurs de l’Equipe de France.
Giovanni Jiménez confirme cette bonne performance dix jours plus tard. Le 31 juillet, il s’impose cette fois-ci en solitaire. Au terme des 178 km de l’Omloop van de Scheldeboorden, il a su déjouer tous les pronostics. Aux côtés de Merckx, Poulidor, etc. il se confronte aux meilleurs cyclistes de sa génération. Il intègre l’équipe BIC (avec Jean-Marie Leblanc, directeur du Tour de France de 1989 à 2006). Les Colombiens ne quitteront plus le peloton professionnel. L’exode solitaire de Jiménez ouvre la voie pour tous ses futurs compatriotes. L’exportation est réussie. Quelques années plus tard, la première équipe colombienne participe au Tour de France. En 1983, la Colombie inscrit la seule équipe amateure au départ de l’épreuve.
Cette date marque définitivement l’entrée des Colombiens dans l’écosystème du cyclisme international. Six coureurs colombiens franchissent l’arrivée en 1983. Mais dès 1984, ils franchissent une nouvelle étape symbolique. Le 16 juillet 1984, la 17ème étape relie Grenoble à l’Alpe d’Huez. Ce sommet mythique est un cadre au niveau du spectacle qui va se jouer. En solitaire, Lucho Herrera offre à son pays sa première victoire sur la Grande Boucle. Dans l’ascension, Herrera parvient notamment à lâcher Bernard Hinault et Laurent Fignon.
A travers ces différents exploits individuels, nous avons pu voir que le cyclisme colombien est surtout le fruit de quelques individualités. Déterminés et pleins de courage, ils sont parvenus à déjouer les obstacles des guerres civiles, de la misère économique, de la crise sociale, de la distance entre l’Europe et leur pays, … les barrières sont légions. Mais la détermination finit toujours par payer. Dans toutes ces histoires, les cyclistes ont toujours pu compter sur l’engouement de la population. Mais les autorités sont assez peu présentes ou leurs interventions ont plus été un frein supplémentaire qu’un vrai coup de pouce à l’épopée colombienne. Mais encore aujourd’hui, l’éclosion des cyclistes colombien au plus haut niveau résulte d’un acharnement personnel, dans un contexte social qui reste extrêmement fragile.
La Colombie : un enjeu social
Mais donc pourquoi seulement la Colombie a ce destin si particulier ? Les autres pays sud-américains ont plus de peine à imposer leurs champions. Le contexte est pourtant similaire. Le journaliste colombien Sinor Alvarado l’explique ainsi : « La réponse réside dans une combinaison de la géographie et de la pauvreté ». La Colombie reste un pays extrêmement pauvre. En 2019, 37,5 % de la population est en situation de pauvreté monétaire. En proie à une forte instabilité politique, le pays ne peut assurer un développement pérenne. Comme nous avons pu le voir pour le Rwanda, le cyclisme revêt une mission particulière pour les jeunes Colombiens.
La politique a pris en main la structuration de cette échappatoire. Et un homme s’est particulièrement investi : Jairo Clopatofsky. Ministre des sports au début des années 2010, il veut utiliser le cyclisme pour mener une révolution. Mais celle-ci est loin des armes. A l’aide du vélo, il souhaite réunir l’ensemble de la population. Son rêve de voir un de ses compatriotes remporter le Tour de France se réalise en 2019 avec Egan Bernal (Ineos), devant Geraint Thomas (Ineos) et Steven Kruijswijk (Jumbo-Visma). Mais cette victoire n’aurait pas été possible sans la dynamique instaurée par Clopatofsky à la tête de son ministère. En continuant la légende dorée des cyclistes colombiens depuis 1950, il souhaite faire oublier le contexte difficile.
« Le pouvoir du sport est plus fort que toute autre force culturelle » répond Clopatofsky pour défendre sa politique. Lui qui a un destin particulier est prêt à affronter tous les défis pour faire briller le cyclisme. A l’âge de 20 ans, il devient paraplégique suite à un accident de voiture. Il se retrouve obligé de se déplacer en fauteuil roulant. Mais une vingtaine d’années plus tard, en 2005, il parvient à retrouver l’usage de ses jambes avec l’aide d’un traitement médical, mais surtout d’un puissant acharnement. Il crée ainsi l’équipe Colombia-Coldeportes. Sous les couleurs du pays, ses coureurs ont pour mission de le représenter à travers le monde, mais surtout rassembler la population derrière un but commun.
L’équipe voit le jour en 2011. Dans ses rangs, on retrouve notamment Esteban Chaves ou Fabio Duarte. 38 coureurs, tous de nationalité colombienne, rejoignent la structure professionnelle. Le gouvernement investit massivement dans l’équipe pour affronter le meilleur du peloton professionnel en Europe. Une équipe continentale de 22 cyclistes voit le jour mais elle a un calendrier exclusivement sud-américain. Colombia-Coldeportes est alors la seule équipe nationale encore professionnelle. Le maillot est pensé pour représenter toute la nation. Sur un fond noir, les trois couleurs du drapeau (le jaune, le bleu et le rouge) ressortent. Y figurent aussi les deux sponsors : Colombie et Coldeportes. Facilement identifiable, il doit permettre aux spectateurs de voir que la Colombie est présente en force !
L’équipe disparait finalement en 2015. Les coureurs ne perçoivent plus leurs salaires. L’équipe n’a plus de fond. Malheureusement, le cyclisme n’échappe pas aux difficultés que subissent tous les Colombiens. Le bilan est en demi-teinte. En quatre saisons disputées, seules 11 courses sont remportées. Mais elle a parfaitement rempli son rôle d’espoir pour la population avec trois participations aux grands tours (Giro 2013, Giro 2014, Vuelta 2015). Au-delà de cette tentative politique, les cyclistes colombiens sont parvenus à rentrer dans les plus grandes équipes du plateau international.
Des Colombiens marqués par leur histoire
Encore aujourd’hui dans le peloton, les cyclistes colombiens témoignent de la crise que connaît le pays. Leur éclosion au plus haut niveau, est pour la majorité, dû à leur détermination. Depuis l’ère Giovanni Jiménez, le contexte est sensiblement identique. Mais ces difficultés ne les ont pas empêchés de performer. Depuis une dizaine d’années, les Colombiens jouent constamment les premiers rôles. Au 18 octobre 2022, la Colombie figure à la septième place du classement UCI World Tour par nations. Le terrain très montagneux du pays favorise le développement de capacités physiologiques performantes. L’altitude joue aussi un rôle prépondérant. Bogota est la capitale la plus haute du monde, culminant à 2 600 mètres d’altitude. Mais ces prédispositions géographiques ne doivent pas faire oublier le travail personnel.
Aucun cycliste, quelle que soit sa nationalité, n’arrive en World Tour grâce au hasard. Cela est encore plus vrai pour la Colombie. Dans ce pays, devenir professionnel est une véritable échappatoire. C’est une opportunité qui n’est pas offerte à tous. Et les coureurs actuels en ont bien conscience. Pour Netflix, Nairo Quintana explique : « Cela n’a jamais été facile pour moi. Ma famille était issue d’une classe sociale défavorisée et mon père était handicapé, si bien qu’il m’a été très difficile de tirer le meilleur parti de ma vie ». L’aspect social du cyclisme colombien est partagé par toute la nation. Les différentes affaires de dopage qui touchent le cyclisme sud-américain peuvent s’expliquer par leur volonté de sortir de la pauvreté. Ils sont prêts à s’engager pleinement dans le cyclisme professionnel, quitte à aller au-delà des règles. Mais l’échec n’est pas une fin possible.
Eddy Jacome, journaliste à Ciclismo Colombiano, insiste sur l’opportunité sociale et économique qu’apporte le vélo : « « Nous avons de nombreux enfants qui vivent dans des zones rurales, loin des grands centres urbains, et qui vivent dans la pauvreté. Cette situation les oblige à se déplacer à vélo dans des endroits très montagneux et à chercher avec beaucoup d’énergie une issue à la pauvreté et tout le monde ici sait que venir en Europe en tant que cycliste est une issue évidente à cela ». Cette citation est encore plus pertinente quand nous savons que 90 à 95% des sportifs colombiens viennent d’une classe économique relativement faible.
Tardivement, la politique a saisi la place que peut jouer le cyclisme. Depuis Jairo Clopatofsky, l’Etat investit massivement. Ce sport n’est pas du tout rentable pour les entreprises privées. Seules deux courses par an sont diffusées en direct à la télévision. Le calendrier est très instable en raison du contexte social et politique du pays. Le financement principal vient donc des administrations publiques. Les villes possèdent généralement leur propre équipe, comme celle de Medellin. La mairie finance tout et est le seul sponsor de la team. Elle a été créée en 2017 dans le but de soutenir le cyclisme des jeunes dans le pays. L’épopée romanesque des années 1950 est devenue peu à peu le centre d’enjeux politiques et sociaux de premier plan. Aujourd’hui, le cyclisme est une issue de secours. Et cette opportunité est rendue possible par l’abnégation de quelques cyclistes depuis 70 ans !